L’histoire montre que les sociétés humaines parviennent à se transformer lorsqu’une force morale (le mouvement des droits civils, le mouvement pour l’égalité des femmes) vient remettre en question les conventions en vigueur. Résoudre la crise environnementale exigera justement des transformations profondes et difficiles à effectuer. Pour y parvenir, nous devrons faire preuve de réalisme et nous méfier grandement d’un optimisme naïf qui ne servirait qu’à nous duper nous-mêmes.
De la tomate et des mouches à fruits
Ceux dont le métier est de se pencher sur la condition humaine ont du mal à saisir la précarité de la situation parce qu’ils font partie intégrante de l’expérience qu’ils essaient de comprendre. Dans cette aventure qu’est la vie sur Terre, nous les Humains sommes la variable qui se transforme le plus vite. Soixante mille années auront suffi pour que des chasseurs-cueilleurs aux yeux écarquillés deviennent une masse de six milliards d’êtres humains qui s’accrochent à un réservoir de ressources de plus en plus petit. Or ces soixante millénaires ne représentent qu’un clin d’œil (soit un millième d’un pour cent) par rapport à l’ancienneté de la vie sur notre planète. Il est difficile de témoigner des forces qui érodent la civilisation compte tenu de l’importance de la marée humaine qui nous entoure, qui ne cesse de croître et qui modifie notre perception des choses et de la perspective temporelle limitée que nous offre la vie humaine. Nous devons prendre plus de recul pour comprendre ce qui se passe.
Nos réserves s’épuisent comme une tomate dévorée par les mouches
Il y a longtemps, un jour que je fréquentais l'école secondaire, notre professeur de biologie nous avait demandé de réaliser l'expérience suivante : nous devions enfermer une douzaine de mouches à fruits dans un gros bocal de verre contenant une tomate et voir ce qui se passerait. Jour après jour, les mouches n’avaient cessé de se multiplier. Moi et mes camarades devions compter le nombre d'insectes puis représenter la population de mouches sur un graphique. Les données recueillies nous avaient permis de tracer une belle courbe élancée que je me souviens d'avoir dessinée sur du papier millimétré : vingt, quarante et bientôt cent mouches à fruits se nourrissaient de la tomate. Au bout d'un mois, le bocal s'était rempli de mouches et le fruit avait été à moitié dévoré. Nous sommes rentrés chez nous pour passer le week-end puis, à notre retour en classe, la tomate avait disparu et toutes les mouches étaient mortes.
Cette expérience simple illustre très bien ce qui arrive inéluctablement dans la nature quand la croissance est exponentielle. On ne connaît aucun cas où une croissance aussi rapide a pu se maintenir indéfiniment. Absolument aucun. L'économie mondiale ne va pas pouvoir doubler tous les vingt ans éternellement. La planète ne pourra même pas soutenir pour toujours un taux annuel d'accroissement de la population d'un pour cent.
L'expérience des mouches nous avait appris une leçon importante, à savoir que pendant un mois, tout avait semblé aller comme sur des roulettes au pays de la tomate en bocal, puis l'effondrement s'était produit d'une manière relativement soudaine. Sommes-nous plus avisés que les mouches à fruits? Nous avons déjà consommé la moitié de la tomate, c'est-à-dire que la moitié de la Terre a déjà disparu et le temps est venu de prendre conscience de cette réalité. En fait, il y a des siècles que le « temps est venu » de s'éveiller à cette réalité dérangeante, mais l'élite des mouches à fruits nous rassure sans arrêt : tout va pour le mieux et la bacchanale de la consommation peut se poursuivre comme avant. Y aura-t-il suffisamment de gens capables de se libérer un jour de leur désir frénétique et aveuglant de consommer pour mettre l’essaim en garde contre les limites de la tomate?
Ce sur quoi Malthus avait raison
Thomas Malthus avait soutenu à la fin du dix-huitième siècle que les moyens de subsistance s’accroissaient de façon arithmétique alors que la population tendait à augmenter de façon géométrique. Il en avait conclu que si la tendance se maintenait la population humaine finirait par ne plus pouvoir subsister avec les ressources limitées qu’offre l’ensemble des terres. Divers fléaux s’abattraient sur notre planète et viendraient raccourcir la durée de l’existence humaine, comme les guerres, les maladies, la famine, auxquelles nous pourrions ajouter maintenant les rivières mortes d’empoisonnement, l’érosion des sols, la désertification galopante, le réchauffement planétaire, la montée du niveau de la mer et j’en passe.
L’idée voulant que Malthus ait eu tort a progressivement fait son chemin parmi les industriels du vingtième siècle. D’après cette conception, Malthus n’avait pas pu prendre en considération l’ampleur des « bienfaits » liés au progrès technologique, tels que les combustibles à bon marché, les engrais, les pesticides, les OGM, et la soi-disante « révolution verte ». Voilà pourtant toutes des inventions censées nous permettre d’échapper aux lois de la nature.
Mais tout ce que la technologie nous a aidés à faire, c’est de gruger notre seule et unique tomate avec toujours plus d’efficacité. Au bout du compte, la loi de la nature aura le dernier mot. Une population dont la croissance est exponentielle et dont les exigences augmentent exponentiellement n’est pas viable sur une planète aux ressources limitées.
Ça plafonne de partout
Dans les années soixante-dix, des phénomènes déconcertants sont venus ébranler les pêcheries mondiales. Des siècles durant, il avait été possible d’accroître le rendement des pêches grâce à des bateaux plus rapides, des filets plus grands, des sonars plus perfectionnés. Puis, soudainement, les pêches maritimes ont plafonné à environ 65 millions de tonnes métriques (mtm) par année.
La technologie ne permettait plus d’augmenter le volume des prises ou de fabriquer des poissons de toutes pièces. Par exemple, les pêcheries péruviennes d’anchois se sont effondrées au milieu des années soixante-dix et n’ont jamais récupérées depuis. La pêche à la morue dans l’Atlantique Nord a subi un désastre semblable et les pêcheries n’ont pu être rétablies.
Traitant de cette question en 1977, Paul Ehrlich avait alors prédit que l’industrie des pêches réorienterait ses efforts « vers le bas de la chaîne alimentaire ». Elle chercherait, disait-il, à capturer des poissons plus petits, dans des eaux plus profondes, en plus de recueillir du phytoplancton. Cette stratégie, disait Erlich, permettrait à l’industrie d’atteindre un rendement mondial de 100 mtm par année d’ici l’an 2000. Il avait toutefois prévenu que même si on arrivait à atteindre cette cible, la quantité moyenne de poisson consommée par personne serait moindre en raison de l’accroissement mondial de la population. C’est exactement ce qui s’est produit. Des techniques de pêche plus raffinées qu’auparavant ont permis d’exploiter davantage les ressources halieutiques à de plus grandes profondeurs, de sorte qu’il fut possible d’atteindre les 100 mtm par année, mais la quantité moyenne de poisson par habitant a effectivement chuté de huit pour cent. Il y avait certes plus de poissons à prendre, mais de moindre qualité, et il y en avait moins à consommer en moyenne par personne.
Cessons de se disputer sur le plafonnement des réserves en pétrole. En fait, il y a longtemps que l’exploitation des ressources a atteint des sommets. Les ressources naturelles que nous utilisons aujourd’hui ne seront pas plus abondantes demain, à l’exception peut-être de la chaleur. À l’heure actuelle, la production mondiale de pétrole plafonne. Et si on tient compte de la variable « production énergétique nette », elle a déjà commencée à diminuer. La production nette d’énergie par habitant obtenue à partir du pétrole a atteint un pic il y a une trentaine d’années, plus exactement en 1979.
La Terre était autrefois couverte par des forêts dont la superficie atteignait huit milliards d’hectares. Il n’en reste désormais que quatre milliards. Et comme nous avons prélevé les meilleurs arbres pour fabriquer du bois d’œuvre, la moitié des terres boisées ayant disparu, il y a moins de bois de construction par hectare et sa qualité est moindre qu’avant. Chaque année, nous perdons simultanément 20 milliards de tonnes métriques de terre végétale, nous émettons 20 milliards de tonnes de CO2 dans l’atmosphère et nous faisons avancer le désert sur des millions d’hectares. Toutes ces pratiques sont loin d’être durables. Nous avons déjà dévoré la moitié de notre tomate et à mesure que l’horloge fait entendre son tic-tac, elle s’amenuise peu à peu.
Population et consommation
75 millions d’habitants viennent gonfler la population mondiale chaque année, ce qui représente environ 50 fois la taille d’Amsterdam ou de Vancouver. La production de l’énergie, de la nourriture, de l’eau et la création des infrastructures ne parviennent pas à augmenter suffisamment pour compenser le poids écrasant de la croissance démographique.
Prenons le cas de l’eau par exemple. Environ 1,3 milliard d’individus, soit le cinquième de l’humanité, n’ont pas accès à de l’eau potable sécuritaire. 150 millions d’habitants viennent gonfler chaque année ces effectifs, soit deux fois l’accroissement de la population mondiale. Nous drainons les fleuves, les rivières et les aquifères alors que s’ajoute une multitude d’assoiffés. Ce scénario correspond en tous points à la prévision contenue dans l’étude prospective Limites à la croissance, publiée dans les années soixante-dix, suivant laquelle une population en augmentation serait confrontée à des ressources en diminution. Résultats : plus de famines, de sécheresses et de réfugiés, une intensification de la désertification et des conflits armés portant sur les ressources naturelles.
Réduire la population mondiale est une opération difficile qui va demander beaucoup de diplomatie. Les gouvernements, et même des groupes écologistes, cherchent souvent à éluder le sujet. Le droit présumé à la reproduction représente une force idéologique puissante véhiculée par des croyances propres à certaines cultures ou religions. Quant à la surconsommation des riches, il s’agit effectivement d’une variable lourde qui met les ressources de la Terre sous pression, mais la croissance démographique mondiale en elle-même exerce une action similaire. La Chine, l’Inde, l’Amérique du Sud et le reste des pays en voie de développement aspirent au niveau de vie élevée de l’Europe ou des États-Unis. Pour leur part, les mouches à fruits démunies convoitent la fortune des mouches à fruits prospères et voraces, mais toute cette convoitise ne fait aucunement grossir la tomate, bien au contraire
Nous avons appris le mois dernier que le Programme alimentaire des Nations Unies, dont l’objectif est de sustenter approximativement 73 millions de personnes sous-alimentées parmi les milliards d’individus mal nourris que la Terre compte, ne parvient même plus à atteindre cet objectif limité en raison de la flambée des denrées alimentaires mondiales. Et qu’est-ce qui pousse ainsi les prix à la hausse? Primo, l’augmentation du prix du pétrole accroît les coûts des transports. Secundo, la désertification et la diminution de la terre végétale nuisent au développement de l’agriculture. Tertio, l’utilisation croissante des terres agricoles destinées à produire du maïs dont on fait de l’éthanol, un combustible apprécié des consommateurs « soucieux de leur environnement », est aussi en cause.
Le rapport onusien démontre que la consommation disproportionnée ayant cours dans les pays riches arrache le pain de la bouche des habitants des pays pauvres. Notre Terre dispose de ressources finies. Les lois de la nature sont immuables et la technologie n’y peut rien changer. L’humanité doit diminuer sa consommation, freiner sa croissance démographique puis diminuer sa population.
Selon une autre théorie chère à bien des industriels qui aiment la claironner avec fierté, la « création de richesse » va permettre de réduire la population tout en augmentant les revenus. Cette théorie, partiellement vraie, fait bien l’affaire de ces ingénieurs de la société qui y voient une confirmation de leur idéologie productiviste. Mais on doit savoir que leur vraie motivation est de consolider la richesse. Or, le rythme d’accroissement de la population dépasse celui de l’économie mondiale. Des individus affamés et assoiffés viennent s’ajouter chaque année au total. Par ailleurs, la tentative de la Chine de créer une masse de 700 millions de consommateurs dans ses villes entraîne d’importants dégâts écologiques sur son territoire et dans ses colonies impériales.
Il existe pourtant deux solutions efficaces au problème de l’accroissement de la population. Il faut d’abord renforcer les droits de la femme et rendre possible l’accès aux contraceptifs. Ces objectifs devraient figurer en tête de liste des priorités des pays riches.
Où réside l’espoir?
Les dépenses militaires annuelles dépassent 1,2 billion de dollars. Les États-Unis dépensent la moitié de cette somme et l’Europe le quart. Comme on le voit, les grands pays consommateurs dominent complètement sur le plan militaire grâce à tous leurs canons. Dans cette conjoncture, la paix mondiale, la justice sociale et l’écologie demeurent intimement liées.
Les mouches à fruits prospères défendent leur droit de manger la plus grande partie de la tomate, d’autant plus qu’ils commencent à entrevoir le caractère limité des ressources. La Chine se joint maintenant à l’Europe et à l’Amérique dans une tentative de bouffer la tomate avant que quelqu’un d’autre essaie d’en faire autant. Sommes-nous plus lucides que les mouches à fruits?
Un des mes amis est convaincu que je suis trop pessimiste, que je sous-estime l’ingéniosité humaine, capable croit-il, d’apporter une solution à la crise. Il confond le réalisme avec le pessimisme. Je ne crois pas que nous manquons d’ingéniosité. Ce dont nous manquons, c’est de compassion, de bon sens et de courage. Nous n’allons pas pouvoir sortir de cette impasse grâce à des prouesses technologiques nouvelles. Une mutation profonde est nécessaire et pour cela nous devons changer de paradigme et en adopter un autre qui est radicalement différent. Nous devons absolument adopter un mode de vie respectueux de l’environnement et rejeter la surconsommation de la même manière que la civilisation a répudié l’esclavage et dénoncé le sexisme. Au lieu de cela, nous essayons présentement de donner des airs écologiques à notre consommation sans changer vraiment nos habitudes. Ce maquillage vert ne nous permettra pas de sortir de l’ornière dans laquelle nous nous sommes enfoncés. Ces modifications superficielles me font songer à ceux qui proposaient d’adopter des lois destinées à améliorer les conditions de vie des esclaves.
L’optimisme qui m’anime émane de la détermination affichée par ces grands personnages courageux et animés de compassion que sont Gandhi, Aung San Suu Kyi ou Rosa Parks. Lorsque confrontés à une crise, ils se sont portés résolument à la défense de la vérité et de la justice. Ce sont eux les vrais guerriers de l’humanité. Ils ont agi selon leur conscience sans se laisser intimider par les conséquences de leurs gestes. La détermination humaine d’affronter courageusement la réalité des faits est notre seule source d’espoir. Imaginons si chacun d’entre nous s’attaquait à un enjeu crucial et n’avait de cesse de le résoudre. Là réside notre planche de salut…
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