Les scandales et les échecs récents nous ont bien montré que nous vivons dans un système économique et financier qui porte en son sein une grande instabilité et qui cause de regrettables injustices: les inégalités, la pauvreté, l’endettement, l’environnement menacé… Je vous invite à regarder de plus près le système qui influence chaque jour nos existences individuelles et collectives: le capitalisme néolibéral, qui s’installe à la grandeur de la planète.
enfants travailleurs, 1912: photo Lewis Hine
Le développement du capitalisme a jusqu’ici connu trois grandes phases historiques. La première, qui va approximativement du XIIIe siècle jusqu’au krach économique de 1929, est généralement connue sous le nom de «libéralisme classique». «Au sens large, le libéralisme prône une société fondée sur la liberté des individus dans le respect du droit au pluralisme et au libre échange des idées.» Au plan économique, cette approche se traduit par la primauté de «l'initiative privée, de la libre concurrence et son corollaire, l'économie de marché». mutilations au Congo colonial, 1905: de tintinology
Dans les faits, cette liberté n’était pas reconnue à tous les peuples ou individus. Pensons au colonialisme, à l’esclavagisme, à la classe ouvrière, aux femmes, aux guerres pour l’accaparement des ressources. Le capitalisme a dès le point de départ toujours eu besoin d’une main-d’œuvre bon marché et d’un accès illimité aux ressources naturelles. Dans cette perspective, la liberté économique consiste, à produire pour les intérêts privés ce qu’ils veulent, comme ils le veulent, où ils le veulent avec le moins de contraintes possibles. Pensons aux conditions de travail, aux lois de protection environnementale, aux syndicats qui sont perçus comme des contraintes à la liberté du marché, à la maximisation des profits et à la compétitivité. Cette première phase se subdivise en deux étapes : la première, va du XIIIe au XVIIIe siècle, consiste en l’émergence du capitalisme marchand, et la deuxième, du XVIIIe siècle à 1929, est celle du déploiement du capitalisme industriel ou industrialisation.
travail à la chaîne chez Ford, 1920: lovefords
La seconde phase du capitalisme va de 1929 jusque vers la fin des années 1970 (plusieurs optent pour 1980), est généralement connue sous le vocable de « fordo-keynésianisme ». L’expression fordo-keynésianisme renvoie à deux hommes qui ont marqué l’histoire du capitalisme: Henry Ford et John Maynard Keynes. Le Fordisme a institué le travail à la chaîne, une innovation fondamentale dans le processus d’industrialisation qui permettait une augmentation significative de la productivité. Ford prônait la possibilité pour ses employés de pouvoir acheter ses automobiles. Le tout visant à faire rouler l’économie. Dans ce sens, il est l’un des pionniers de la promotion de la consommation à grande échelle ou consommation de masse. Keynes, économiste de formation, ne croit pas aux prétendues vertus du libre marché et il propose des limites au laisser-faire. «Ses travaux ont été utilisés après la Seconde Guerre mondiale dans le cadre de la mise en place de l'État-providence».
Enfin, la troisième et dernière phase du capitalisme, qui va de 1980 à aujourd’hui, est connue sous le nom de néolibéralisme. Le phénomène économique connu sous le nom de mondialisation des marchés est survenu lors de cette dernière phase de développement de l’économie capitaliste. Où en sommes-nous aujourd’hui dans l’évolution du système capitaliste?
Un emballement du capital
La crise financière de 2007-2008 représente pour plusieurs un point tournant dans l’histoire du capitalisme. Rappelons que cette crise a provoqué la crise économique mondiale qui a suivi. Ces crises représentent une belle illustration de l’emballement du fonctionnement du capitalisme néolibéral et de sa fuite en avant pour ne pas voir les conséquences écologiques (1) touchant l’humain et l’ensemble de la vie sur terre que ce système de domination engendre. On y a vu particulièrement les effets dévastateurs de la logique des déréglementations, entre autres, dans les milieux de la haute finance, mais pas uniquement. Ces déréglementations débridées, au service de la libéralisation et des privatisations, ne font que nourrir l’appât du gain, à travers les concepts de compétitivité et de maximisation des profits. Comment cela se joue-t-il et quels en sont certains des effets?
Une envie gonflée à bloc
Dans le cadre du capitalisme néolibéral, l’obsession de la compétition nourrit la rivalité et le désir de se comparer à autrui et «à exhiber une prospérité supérieure à celle de ses pairs»(2) pour s’en distinguer. Le moyen d’y parvenir consiste à se procurer des biens de consommation et à s’enrichir. Il s’agit d’une course à la distinction qui oblige à produire bien plus que ce dont l’être humain a véritablement besoin, c’est-à-dire le nécessaire pour vivre dignement. Cette dynamique particulière est celle de l’envie, une envie gonflée à bloc qui ne peut être rassasiée. Il s’agit d’une roue sans fin qui pousse toujours à en vouloir davantage, à n’être jamais satisfait de ce que l’on a et à désirer sans cesse monter plus haut dans l’échelle sociale. Il y a toujours quelqu’un au-dessus de nous, ce qui contribue à attiser l’envie et à chercher à se distinguer à tout prix des autres, les rivaux. Je suis quelqu’un dans la mesure où j’ai plus à afficher que les autres.
Cette dynamique engendre deux effets particulièrement pervers: 1) le recul et la perte de vue de toute éthique; 2) la légitimation du chacun-pour-soi: ce qui est bon, c’est ce qui l’est pour moi, peu importent les conséquences concrètes pour les personnes, la collectivité et l’écologie planétaire. Cela va jusqu’à bafouer le droit des autres à vivre dignement et à avoir le nécessaire pour subvenir à leurs besoins, et même jusqu’à la malhonnêteté (pourvu que cela n’aboutisse pas sur la place publique).
Sauver le système
Devant les dérives et les scandales qu’a connus le monde de la finance et la crise économique ainsi provoquée, les dirigeants des pays riches (G20) laissent croire – encore en 2010 – qu’ils sont décidés à redresser la situation en proposant des solutions énergiques pour limiter les abus et les dérapages provoqués par l’obsession du gain rapide. Dans cette perspective, on nous assure qu’il s’agit, entre autres, de reconfigurer le capitalisme dans le but de lui conférer un «visage plus humain». Qu’en est-il dans les faits ?
La brève chronologie des événements qui va suivre [tirée de Manière de voir, Le krach du libéralisme (2009) pp,77,80] permettra de mieux comprendre la situation. D’abord, précisons que la crise financière s’est préparée de longue date. En 2000 nous assistons à la chute à Wall Street de la « nouvelle économie » (secteurs de l’informatique et des télécommunications). En 2001, c’est la crise de la dette en Argentine, c’est la catastrophe et en décembre, scandale et faillite d’Enron à la suite de fraudes comptables. En 2002 c’est au tour du géant des télécommunications WorldCom d’être pris la main dans le sac. C’est la plus importante banqueroute frauduleuse de l’histoire.
"On est ici pour vous sauver, pourvu que vous êtes
soit le capitaine du navire, soit ses investisseurs
ou ses fabricateurs": dessin de
Mike Luckovich, Atlanta Times-Constitution.
George W. Bush signe le plan de relance de l’économie des États-Unis en prévoyant des allègements fiscaux de 150 milliards de dollars pour les particuliers et les entreprises ; le Congrès vote un plan de 300 milliards de dollars pour sauver le secteur immobilier. Par ailleurs, de septembre à novembre, nous assistons à une série de nationalisations, de faillites parfois spectaculaires, de plans de relance, d’injections massives de dollars pour « sauver » le secteur financier et l’économie mondiale et à des chutes records des places boursières. La folie des rendements à tout prix n’a pas échappé au Gouvernement du Québec qui a poussé la Caisse de dépôts à prendre des risques majeurs dans l’achat de Papiers commerciaux adossés à des actifs. Combinées à la chute du dollar canadien, les pertes se sont élevées à 39,8 milliards $ pour 2008. soit le capitaine du navire, soit ses investisseurs
ou ses fabricateurs": dessin de
Mike Luckovich, Atlanta Times-Constitution.
On a vu au cours de 2009 et de 2010, le gouvernement Obama et l’Union Européenne faire des démarches semblables pour sauver leurs économies respectives. Pensons, notamment, aux secteurs automobiles aux États-Unis.
Le 23 octobre 2008, Alan Greenspan déclarait s’être « trompé sur le plan idéologique » en affirmant que les marchés étaient capables de s’autoréguler et qu’il fallait, par conséquent, déréglementer ce secteur d’activités. Cette croyance a conduit au pire désastre financier de l’histoire. Économiste de formation, Greenspan «a été le président de la Réserve fédérale, la banque centrale des États-Unis» de 1987 à 2006. Il fut le maître d’œuvre de la politique monétaire étatsunienne durant cette période. Son idéologie économique reposait essentiellement sur les préceptes du néolibéralisme qui prône la liberté du marché pour en favoriser le fonctionnement autorégulateur optimal.
Constatations
Ce survol chronologique permet de constater plusieurs choses: 1) l’appât du gain et les fraudes, c’est-à-dire la dynamique de l’envie, ont joué un rôle prédominant dans l’effondrement des marchés financiers, entraînant la faillite de milliers de «petits» propriétaires et la perte de centaines de milliers d’emplois ; 2) les solutions proposées et les fonds injectés visent essentiellement à redresser le secteur de la finance et à relancer l’économie sans remettre en question les fondements du système capitaliste, particulièrement dans sa version néolibérale ; 3) les propositions de réglementer davantage les marchés financiers ne visent qu’à sauver les apparences et, plus fondamentalement, à éviter l’effondrement du capitalisme en socialisant les pertes; 4) en aucun temps on n’envisage l’échec du capitalisme, on ne propose que des solutions de surface (des plasters); 5) ceux et celles qui tirent profit du système n’ont pas intérêt à ce que les choses changent en profondeur de peur de perdre leurs avantages ; 6) la fuite en avant du système se poursuit sans égards aux conséquences concrètes qu’il produit.
D’autres voix, une autre voie…
Dans la foulée des constatations que nous venons de faire, il apparaît assez clairement que nous ne nous dirigeons pas vers un remodelage significatif et donc en profondeur de l’économie capitaliste. Dans la perspective d’une visée pour un monde différent où la justice sociale, l’équité et le respect de l’écologie planétaire sont pris au sérieux, il est évident qu’il ne faut pas attendre des dirigeants, des financiers ni du monde des affaires des changements notoires et critiques qui remettraient en question les rouages et l’idéologie du capitalisme dans sa version néolibérale. Les rencontres du G-8 et du G-20 tenues à Toronto en juin 2010 en sont de belles illustrations. Au mieux, pourrions-nous envisager de parler d’un néolibéralisme-keynésien (avec plus de réglementation pour réguler les marchés financiers et boursiers et des mesures de soutien à l’investissement privé)? Il s’agit, entre autres, de sauver les entreprises privées ce qui a pour effet de maintenir ou augmenter le nombre d’emplois en relançant, espère-t-on, les investissements (permettant ainsi de préserver le pouvoir d’achat des individus et des familles). Cela a principalement pour but de redonner confiance à l’entreprise privé, aux marchés financiers et aux «consommateurs» et cela même au prix de déficits accrus et de mesures qui engendrent la remise en question et le rétrécissement de réglementations et de programmes sociaux garants d’une certaine redistribution de la richesse, de l’avancement des droits humains et de la protection des milieux de vie.
Le néolibéralisme-keynésien représenterait, par conséquent, une deuxième étape dans l’histoire du capitalisme néolibéral, c’est-à-dire une sorte de mélange de la troisième et de la deuxième phase du capitalisme, une sorte d’hybride aussi improbable que désespéré. Pourquoi improbable? Le néolibéralisme nous dit que le marché est autorégulateur alors que Keynes ne croyait pas aux supposés vertus autorégulatrices du marché. Contrairement au néolibéralisme qui prône la déréglementation du marché, Keynes affirmait la nécessité de le réglementer. Dans cette perspective, nous pouvons nous attendre à une nouvelle vague de réglementations des marchés financiers relativement superficielle nous laissant croire qu’on s’occupe véritablement du problème. C’est ce qu’on observe actuellement aux États-Unis et en Europe. Mais il est important de ne pas se laisser leurrer par les véritables intentions des décideurs et possédants qui bénéficient grandement de l’état actuel des choses. Il faudrait plutôt parler d’un néolibéralisme d’apparence keynésienne. Dans les faits, il s’agit plutôt d’une instrumentalisation du keynésianisme aux fins du capitalisme néolibéral.
Par ailleurs, nous pourrions affirmer que le capitalisme n’a peut-être jamais véritablement été menacé. Dans les faits, les multiples crises du capitalisme, la dernière en ligne ne fait pas exception, ont permis une concentration toujours plus grande des pouvoirs de la haute finance. Dans ces périodes troubles, nous assistons à des acquisitions «bon marché», poursuivant ainsi la création et le renforcement d’oligopoles qui contrôlent des secteurs entiers de l’économie mondiale.
Dans cette perspective, les transformations en profondeur du système économique ne proviendront que des luttes des gens de la base. Il est donc essentiel de continuer le travail de conscientisation, les mobilisations et les luttes pour ne pas relâcher les pressions sur la classe politique afin de construire, pas à pas, un autre monde possible.
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1. Ici, il est important de comprendre le terme écologie dans un sens large qui intègre l’humanité. Dans cette perspective, toute destruction écologique a des conséquences néfastes sur les humains et toute atteinte à la dignité humaine a des retombées écologiques néfastes. Tout est interrelié, tout est interdépendant. 2. Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Paris, Seuil, 2007, p. 80.
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